CHAPITRE IX
La bibliothécaire recevait ses sujets, trônant dans un fauteuil en bois sculpté, tout au fond d’une salle magnifique dont l’étendue et les voûtes étaient presque aussi impressionnantes que celles de l’église. L’édifice en imposa à Fidelma qui avait pourtant visité bon nombre de bibliothèques dans les cinq royaumes d’Éireann.
La plupart des livres n’étaient pas conservés sur des étagères. Chaque ouvrage, étiqueté et protégé par un taig liubhair, une sorte de sacoche en cuir, était pendu à l’une des patères qui s’alignaient le long des murs. En contemplant cette collection impressionnante, Fidelma se rappela l’histoire de la mort du très saint Longargán, un érudit des plus éminents, contemporain de Colum-Cille. La nuit où le bienheureux Longargán était tombé sans vie, toutes les sacoches d’Irlande contenant des livres étaient tombées avec lui, marquant ainsi symboliquement la perte immense pour le savoir et la spiritualité que représentait le décès de Longargán.
Les livres contenus dans les sacoches étaient souvent des ouvrages de référence, fréquemment consultés par les lettrés. Mais ici et là étaient entreposés des recueils d’une grande valeur, avec des couvertures magnifiquement enluminées, rehaussées d’émaux, d’or, d’argent, et même incrustées de pierres précieuses. On disait qu’Assicos, le chaudronnier de Patrick, avait fabriqué des reliures rectangulaires en cuivre pour mieux protéger les livres du saint homme. Certains de ces volumes étaient aussi placés dans des coffrets de bois ou de métal.
Quant aux baguettes d’orme et de coudrier où étaient gravés les textes en alphabet ogham, elles étaient rangées dans des coffres sculptés. Malheureusement, ces œuvres disparaissaient peu à peu car elles tombaient en poussière. Avant leur destruction, on les retranscrivait souvent sur des parchemins dans le nouvel alphabet.
Plusieurs personnes travaillaient dans la sombre tech screptra qui sentait le renfermé. Le jour filtrant par de hautes fenêtres étant insuffisant, des chandelles géantes brûlaient dans des supports en fer forgé, dégageant une odeur qui vous prenait à la gorge. Fidelma se disait qu’étudier à la lumière vacillante de ces bougies de suif devait être très pénible. Des scribes, assis à des tables spécialement étudiées pour leur tâche, se penchaient sur des feuilles de vélin. À la plume d’oie ou de cygne, le poignet reposant sur un appui-main, ils traçaient des lettres d’un dessin admirable, recopiant une œuvre ancienne pour la postérité. D’autres lisaient dans un silence traversé de soupirs et de bruissements de pages.
Fidelma s’avança dans les allées où s’alignaient les sacoches et passa près des tables où étudiaient des érudits. Personne ne leva la tête.
Elle arriva à l’extrémité de la tech screptra où la bibliothécaire, assise derrière un bureau posé sur une estrade, surveillait les lieux.
Fidelma n’imaginait pas Grella sous les traits d’une femme séduisante qui n’avait pas encore atteint la quarantaine. Petite et portée à l’embonpoint, elle avait l’esprit vif, de beaux cheveux bruns et des yeux sombres où brillait l’ironie. Cependant, au goût de Fidelma, sa bouche boudeuse et voluptueuse gâchait un peu son charme. A première vue, elle ne semblait pas vraiment à sa place dans une abbaye, et encore moins dans un lieu aussi austère. Elle était pourtant la bibliothécaire en chef de la congrégation. Et son physique sensuel n’empêchait pas sœur Grella d’arborer le maintien et les manières d’une reine.
L’attention qu’elle porta à Fidelma, la lueur de curiosité qui s’était allumée dans ses yeux, montrait qu’elle l’avait vue arriver de loin.
— Sœur Grella ? Je suis...
La dame leva sa jolie main, puis posa un doigt sur ses lèvres, se leva de son siège et lui fit signe de la suivre en direction d’une porte latérale.
De l’autre côté de la porte, Fidelma se retrouva dans une pièce remplie d’étagères où s’entassaient des livres. Sur une table entourée de sièges étaient posés des feuilles de vélin, un encrier conique et fermé ou adirícín, et des plumes accompagnées d’un petit couteau pour les tailler. Il s’agissait à l’évidence d’un cabinet de travail privé.
Sœur Grella referma la porte. D’un geste altier, elle désigna une chaise à Fidelma et s’assit en face d’elle en prenant une pose très étudiée.
— Je sais pourquoi vous êtes venue, dit sœur Grella d’une voix mélodieuse de soprano.
— Parfait, cela simplifiera ma tâche, répliqua Fidelma avec un sourire railleur.
La bibliothécaire haussa les sourcils sans mot dire.
— Vous occupez cet office à Ros Ailithir depuis longtemps, ma sœur ?
Visiblement, Grella ne s’attendait pas à pareille entrée en matière.
— Voilà huit ans que je suis leabhar coimedach, répondit-elle après une seconde d’hésitation.
— Et avant cela ?
— Je vivais dans une autre communauté.
Il s’agissait d’une question de routine mais Fidelma nota une certaine méfiance dans l’attitude de son interlocutrice, et elle se demanda ce qui la justifiait.
— Vous avez dû bénéficier de chaudes recommandations pour obtenir un poste aussi important que celui de bibliothécaire à Ros Ailithir si vous n’avez pas été formée dans ce monastère.
Sœur Grella eut un geste agacé.
— J’ai le grade de sai. Cela vous suffit-il ?
Fidelma savait que pour acquérir un tel degré de connaissance, il fallait étudier dans une école ecclésiastique pendant six ans, maîtriser les Saintes Écritures et posséder une excellente culture générale.
— Où avez-vous été éduquée ? demanda Fidelma, sincèrement intéressée.
Une fois encore, sœur Grella marqua un temps d’hésitation. Puis elle prit sa décision.
— Au monastère du bienheureux Colum-Cille, à Cealla.
Fidelma la regarda, abasourdie.
— Cealla en Osraige ?
— Je n’en connais pas d’autre, répliqua Grella d’un ton méprisant.
— Donc vous êtes originaire d’Osraige ?
Ce petit royaume pris entre Muman et Laigin surgissait à chaque détour de son enquête. Fidelma n’en revenait pas du nombre de connexions qui unissaient Ros Ailithir et Osraige.
— Oui. Cependant, permettez-moi de m’étonner. L’abbé Brocc m’a informée que vous étiez un dálaigh venu enquêter sur la mort de Dacán de Fearna. En quoi mon lieu de naissance et mon niveau d’instruction concernent-ils cette affaire ?
Fidelma l’observa d’un air pensif.
Cette femme était tendue. On distinguait par transparence les veines bleues sur son front blanc, sa bouche tremblait légèrement et ses muscles faciaux semblaient tétanisés.
Sa jolie main jouait nerveusement avec le crucifix en argent accroché autour de son cou.
— On m’a dit que le vénérable Dacán passait la majeure partie de son temps dans la bibliothèque, enchaîna Fidelma sans prendre la peine de répondre aux doléances de sœur Grella.
— En tant qu’érudit, cela me semble assez normal, non ?
— Depuis combien de temps résidait-il ici ?
— L’abbé vous a sûrement renseignée sur cette question.
— Exact, son arrivée remontait à deux mois.
La bibliothécaire à l’esprit vif n’était pas très coopérative, songea Fidelma. Elle avait donc intérêt à formuler ses questions avec soin si elle voulait en tirer des informations intéressantes.
— Et au cours de cette période, poursuivit Fidelma, il a passé le plus clair de son temps à faire des recherches. Sur quoi travaillait-il ?
— L’histoire.
— Je sais que son immense savoir inspirait le plus grand respect, répliqua Fidelma en s’armant de patience. Mais à quels ouvrages s’intéressait-il plus particulièrement ?
— Les ouvrages consultés ne concernent que le lettré et la bibliothécaire, répliqua sœur Grella d’un ton cassant.
Fidelma estima qu’il était grand temps qu’elle asseye son autorité.
— Sœur Grella, dit-elle d’une voix si douce que la bibliothécaire dut se pencher vers elle pour saisir ses paroles. Je suis un dálaigh chargé d’enquêter sur un meurtre, et j’ai atteint le niveau d’anruth. Toute personne que je désire interroger est tenue de m’obliger. Je suis certaine qu’en tant que sai vous êtes parfaitement consciente de cette astreinte. Et maintenant je vous prierai de me répondre sans tergiverser davantage.
Fidelma avait élevé peu à peu la voix et sœur Grella ouvrait de grands yeux remplis d’une colère mal contrôlée devant cette femme plus jeune qu’elle qui se permettait de la traiter comme une subalterne. Elle était visiblement peu habituée à être ainsi rudoyée : le rouge lui monta aux joues, elle avala sa salive et s’éclaircit la voix.
— Quels livres étudiait-il ? répéta Fidelma.
— Il... il s’intéressait à nos ouvrages qui traitent de... l’histoire d’Osraige.
Encore ! Fidelma fixait la bibliothécaire qui s’était de nouveau retranchée derrière une froideur de bon aloi.
— Osraige ? Mais pourquoi une abbaye située sur les terres des Corco Loígde posséderait-elle des ouvrages sur un royaume situé à des miles d’ici ?
Un petit sourire supérieur passa sur les lèvres de sœur Grella. Brusquement, elle parut ordinaire.
— En dépit de vos qualifications juridiques, Fidelma de Kildare, je constate que vous avez des lacunes.
Fidelma haussa les épaules d’un air détaché.
— Tout le monde est un débutant dans le commerce d’un autre. La loi me suffit et je laisse l’histoire aux historiens. Ayez la bonté d’éclairer mon ignorance.
— Il y a deux siècles, un chef d’Osraige du nom de Lugne se rendit dans les terres des Corco Loígde et fit la connaissance de la fille du chef, Liadán. Ils vécurent quelque temps non loin d’ici et eurent un fils qu’ils appelèrent Ciarán. Il devint l’un des grands apôtres de la foi en Irlande.
Fidelma avait suivi son récit avec attention.
— J’ai lu l’histoire de la naissance du bienheureux Ciarán qui raconte comment sa mère Liadán, alors qu’elle dormait, reçut dans la bouche une étoile tombée du ciel. C’est ainsi qu’elle serait tombée enceinte.
La bibliothécaire faillit s’étrangler d’indignation.
— Les conteurs aiment embellir les faits à leur fantaisie mais la vérité, c’est que le père de Ciarán était Lugne d’Osraige.
— Je vous crois volontiers, dit aussitôt Fidelma d’un ton conciliant, mais avouez que les biographies des grands apôtres d’Irlande varient souvent.
— Je vous parlais des liens qui unissent Osraige et les Corco Loígde, répliqua la bibliothécaire avec aigreur. Vous êtes sûre que cela vous intéresse ?
— Oui, continuez.
— À cette époque, il y a deux siècles, la majorité des gens n’avaient pas encore entendu la parole du Christ et quand Ciarán atteignit l’âge adulte, après la mort de son père, il partit convertir le peuple du royaume d’Osraige à la nouvelle foi. Il en devint le saint patron, même s’il avait choisi d’installer sa communauté à Saighir, juste au nord de ses frontières. Voilà pourquoi on le connaît sous le nom de Ciarán de Saighir.
Fidelma connaissait tout cela par cœur mais, cette fois, elle tint sa langue.
— J’accepte volontiers que le père de Ciarán ait été originaire d’Osraige et sa mère des Corco Loígde. Dacán travaillait-il à une biographie de Ciarán ?
— Quand Ciarán s’en alla porter la bonne parole aux Osraige, il emmena avec lui des fidèles des Corco Loígde dont sa mère, Liadán, qui fonda une communauté de religieuses non loin de Saighir. Son parent et plus proche ami, Cúcraide mac Duí, comptait parmi ces fidèles et, après la victoire de Ciarán sur le roi païen d’Osraige, il lui succéda sur le trône.
Fidelma dressa l’oreille.
— Ce qui expliquerait le choix des chefs des Corco Loígde pour gouverner Osraige.
— Exactement. Pendant deux siècles, la famille des chefs des Corco Loígde a régné sur Osraige, ce qui a parfois soulevé des protestations. Au cours du siècle dernier, plusieurs rois d’Osraige, originaires des Corco Loígde, ont été tués par des hommes de leur peuple. Je pense à Feradach, assassiné dans son lit.
— Scandlán, le cousin de Salbach, vient aussi des Corco Loígde ?
— Oui.
— Et les luttes n’ont pas cessé autour de la couronne ?
— Tant que la lignée d’origine des rois d’Osraige ne sera pas rétablie dans son droit, les conflits se poursuivront.
La véhémence de Grella n’échappa point à Fidelma.
— Cela explique-t-il l’intérêt que Dacán portait aux relations entre Osraige et les Corco Loígde ?
Grella fut immédiatement sur ses gardes.
— Il étudiait nos textes sur l’histoire d’Osraige, c’est tout ce que je sais.
Fidelma poussa un soupir d’exaspération.
— Mais enfin cela tombe sous le sens. Dacán était originaire de Laigin. Laigin revendique depuis longtemps la suzeraineté sur Osraige. Imaginons que Laigin désire remettre les rois natifs d’Osraige sur le trône à condition qu’ils prêtent allégeance à Laigin et non à Cashel. Dans cette perspective, on charge Dacán d’effectuer certaines recherches. Cela se tient, qu’en pensez-vous ?
Grella rougit, pinça les lèvres, et Fidelma comprit qu’elle avait touché juste. La bibliothécaire savait exactement sur quoi travaillait le vieil érudit.
— Avouez que Dacán a été envoyé ici par Fianamail ou Noé de Fearna, qui est le conseiller du nouveau roi, afin de retracer l’histoire de la royauté d’Osraige pour présenter une requête contre les Corco Loígde devant l’assemblée du haut roi. N’ai-je pas raison ?
Grella demeura silencieuse, défiant Fidelma du regard. Le visage de Fidelma se détendit en un large sourire.
— Vous voilà placée dans une position difficile, Grella. En tant que femme d’Osraige, vous semblez appuyer la lignée d’origine qui a été renversée. Et de mon point de vue, les motivations de Dacán pour venir à Ros Ailithir sont maintenant claires. Alors pourquoi a-t-il été tué ? Pour empêcher qu’il informe Laigin de ses découvertes ?
Sœur Grella ne broncha pas.
— Je vous écoute, Grella, insista Fidelma. Chacun est libre de ses opinions et si vous soutenez les rois natifs de votre pays, cela signifie également que vous n’aviez pas de mobile pour tuer Dacán.
Les yeux de Grella étincelaient de colère.
— Moi ? Tuer Dacán ? Comment osez-vous suggérer...
Elle se mordit la lèvre puis reprit d’une voix plus calme :
— J’ai mes convictions, comme tout le monde, et pour moi le legs de Ciarán pèse comme une pierre autour de notre cou. Mais je ne suis pas une révolutionnaire et ne cherche pas à infléchir le cours de l’histoire.
Fidelma se renversa sur son siège. Elle venait de faire un grand pas en avant. Manque de chance, il soulevait plus de mystères qu’il n’en résolvait.
— Donc vous procurez à Dacán des textes anciens afin qu’il rassemble une documentation destinée au nouveau roi de Laigin. Ces textes auraient sans doute permis à Fianamail de déposer une nouvelle requête devant le haut roi pour la restitution d’Osraige.
Sœur Grella restait muette.
— Dacán prenait des notes pour préparer une étude qu’il rapporterait à Laigin, insista Fidelma.
— Oui, je vous l’ai déjà dit, lâcha Grella, exaspérée.
— Mais alors, où entreposait-il ses écrits ?
Sœur Grella fit la grimace.
— Dans sa cellule, je suppose.
— Cela vous surprendrait-il si je vous apprenais que nous n’y avons découvert que des plumes, de l’encre... et des feuilles de vélin vierges ? Et j’oubliais ceci.
Elle sortit des plis de sa robe la baguette de coudrier trouvée dans la chambre de Dacán.
Grella s’en saisit et examina l’inscription qui y était gravée.
— Ce texte appartient à la Chanson de Mugain, la fille de Cúcraide mac Duí, le premier Corco Loígde à être monté sur le trône d’Osraige. Il retrace une partie de la généalogie des rois originaires d’Osraige. Je ne savais même pas que ce « bâton de poète » était sorti de la bibliothèque.
Elle se rendit dans un coin de la pièce, ouvrit plusieurs coffres et trouva celui qu’elle cherchait.
— Oui, il s’agit d’un bâton de cette collection.
— C’est écrit dans un style curieux, plus proche d’un testament que d’une généalogie, fit remarquer Fidelma.
Grella plissa les yeux.
— Vous comprenez l’ogham ? demanda-t-elle d’un ton brusque.
— Oui.
— Eh bien, apprenez que le symbolisme de ce texte est d’ordre poétique.
— Il semblerait que Dacán ait emporté ces baguettes dans sa cellule pour en retranscrire les inscriptions et, quand il les a rapportées, il en a oublié une, tombée du lot. C’était dans ses habitudes d’emprunter des ouvrages à la bibliothèque ?
Grella secoua la tête.
— Pas du tout. Il gardait ses recherches secrètes et étudiait ici, dans mon bureau personnel, et rien n’est jamais sorti de cette pièce.
— Alors quelqu’un aura subtilisé un ou plusieurs bâtons de la Chanson de Mugain. Sinon, comment cette baguette serait-elle arrivée dans la chambre de Dacán ?
— Je n’ai pas de réponse à cette question.
— Et il n’a jamais rien entreposé ici ?
Sœur Grella réintégra son siège.
— Si tel est le cas, je n’en ai jamais été informée, répondit-elle avec raideur.
— Connaissiez-vous Assíd, le marchand ?
Le changement de sujet était tellement abrupt que sœur Grella lui demanda de répéter sa question.
— Je l’ai rencontré au repas du soir, la nuit de la mort de Dacán, répondit la bibliothécaire. En quoi cela concerne-t-il notre affaire ?
— Selon vous, Dacán connaissait-il Assíd ?
— Assíd était originaire de Laigin. La plupart des habitants du royaume connaissaient Dacán de nom.
— Je pense que c’est Assíd qui a colporté la nouvelle de la mort de Dacán à Fearna, poursuivit Fidelma. Seule une barc pouvait atteindre Laigin avec une telle rapidité.
— Sans doute, mais je ne peux rien affirmer.
— Croyez-vous possible qu’Assíd ait emporté les notes de Dacán ?
— Selon vous il les aurait volées ? interrogea Grella qui ne semblait pas particulièrement surprise à cette idée.
— Pourquoi pas ?
— Donc vous soupçonnez Assíd d’avoir tué Dacán ?
— Je n’ai pas encore atteint une telle conclusion, répliqua Fidelma en se levant.
Sœur Grella l’observait d’un air impassible.
— Une telle explication permettrait au roi de Cashel de trouver une échappatoire.
L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres de Fidelma.
— Comment cela ?
— Eh bien, si Dacán a été tué par un homme de Laigin, exiger la restitution d’Osraige comme prix de l’honneur n’aurait plus de sens.
— Exactement, répliqua Fidelma avec une désinvolture provocante.
Puis elle tourna le dos à sœur Grella et regagna la tech screptra où régnait un silence que seuls venaient troubler les soupirs, les grincements de plumes et les bruissements des feuilles de vélin.
Une personne attira son regard au milieu des porte-livres, pour la bonne raison qu’elle s’appliquait tellement à passer inaperçue qu’on ne voyait plus qu’elle. Aurait-elle examiné les sacoches avec plus de naturel, songea Fidelma, qu’elle n’y aurait pas prêté attention. Mais après tout, si la jeune et enthousiaste sœur Necht ne voulait pas être vue, pourquoi la contrarier ?
En sortant de la bibliothèque à l’air confiné, Fidelma respira l’air frais avec plaisir et resserra sa mante autour d’elle. Mais le temps avait tourné à l’orage et une pluie fine se mit à tomber. Elle accéléra le pas en direction de l’hôtellerie.
Dans le hall d’entrée, frère Rumann avait fait allumer un grand feu que la religieuse accueillit avec gratitude, car le mauvais temps la rendait mélancolique. Elle se demanda si sœur Eisten et les enfants avaient réapparu. En se rendant dans leurs chambres, elle trouva les portes ouvertes et les pièces vides. Non seulement cela, mais elles donnaient l’impression de n’avoir jamais été occupées.
Inquiète, Fidelma se précipita à l’officium de frère Rumann. Le corpulent cénobite était assis devant son brandubh, apparemment affairé à élaborer de nouvelles stratégies.
Il releva la tête d’un air ahuri quand Fidelma fit irruption dans la pièce après un coup bref frappé à la porte.
— Ah, c’est vous, ma sœur.
Son visage se plissa en un sourire enfantin.
— Vous êtes venue me défier ?
— Pas maintenant, frère Rumann. J’aimerais savoir ce qu’il est advenu aux enfants.
— Les enfants ?
— Les enfants de Rae na Scríne.
Son visage joufflu refléta la perplexité.
— Ils ont été envoyés chez frère Midach après le repas de midi. Vous vouliez les voir avant qu’ils s’en aillent ?
— Ils sont partis ?
— Frère Midach devait s’assurer qu’ils étaient bien rétablis afin que cette bonne sœur Aíbnat puisse les emmener à l’orphelinat près de la côte, qu’elle dirige avec frère Molua. A mon avis, ils sont déjà loin.
— Tous ?
— Je le crois, oui. Frère Midach vous renseignera.
Fidelma courut d’une traite jusqu’à l’hôpital, sous les regards étonnés ou réprobateurs des religieux qu’elle croisait.
Elle pénétra directement dans l’officine du médecin qui était seul, et travaillait à broyer des plantes médicinales au moyen d’un mortier et d’un pilon.
Il releva la tête, interloqué.
Frère Midach, un homme au visage rond et avenant, confirma Fidelma dans sa conviction que tous les médecins avaient un solide sens de l’humour. Des rides d’expression plissaient le coin de ses yeux et on ne distinguait plus très bien où commençait sa tonsure et où sa calvitie, car il était presque chauve. Ses lèvres étaient minces, ses yeux bruns chaleureux et il portait une barbe de plusieurs jours.
— Je suis Fidelma de Kildare, lança la religieuse d’une voix essoufflée.
Le médecin l’examina attentivement sans pour autant interrompre sa tâche.
— Je sais que vous avez parlé à mon collègue, frère Tóla, grommela-t-il. C’est lui que vous cherchez ?
— Non. On m’a dit que vous aviez examiné les enfants de Rae na Scríne.
Le médecin haussa des sourcils broussailleux.
— C’est exact. L’abbé a pensé qu’il valait mieux les adresser à frère Molua, qui dirige un petit orphelinat près de la côte. Sœur Aíbnat les a emmenés là-bas.
Fidelma ne put cacher sa déception.
— Donc ils sont déjà loin ?
Midach hocha distraitement la tête.
— Ici, nous ne disposons d’aucune installation pour les enfants. Les deux petites filles sont en excellente santé et plus vite le jeune Tressach rejoindra des camarades de son âge, mieux il se portera. Je vous assure qu’ils seront beaucoup plus heureux chez Molua.
Fidelma, qui s’apprêtait à sortir, se figea.
— Vous n’avez rien dit des deux frères, Cétach et Cosrach.
Midach l’observa de ses yeux sombres devenus brusquement insondables.
— Quels frères ? Je n’ai vu que deux sœurs.
— Les garçons aux cheveux noirs ! s’exclama Fidelma qui ne parvenait plus à contenir son angoisse.
Midach interrompit sa tâche.
— Je ne connais pas ces garçons. On m’a demandé d’examiner deux petites filles et un gamin de huit ans.
— Mais si ! Un adolescent de quatorze ans et un autre d’une dizaine d’années !
Perplexe, Midach secoua la tête.
— Frère Rumann aurait-il commis une erreur ? En tout cas...
Fidelma ne l’écoutait déjà plus.
Quand elle pénétra en trombe dans l’officium de frère Rumann, il sursauta, envoyant promener les pièces de son damier sous l’effet de la surprise.
— Les deux garçons aux cheveux noirs, Cétach et Cosrach, où sont-ils ? lança-t-elle d’une voix entrecoupée.
Frère Rumann la considéra d’un air désolé et baissa la tête sur son brandubh.
— Franchement, ma sœur, quelle impatience ! J’étais presque arrivé à mettre au point un nouveau stratagème. Une merveilleuse façon de...
Il s’arrêta brusquement en voyant son visage bouleversé.
— Mais enfin que se passe-t-il ?
— Je cherche Cétach et Cosrach.
Frère Rumann commença à remettre les pièces éparpillées en place.
— Je vous ai déjà expliqué qu’ils avaient été confiés à la garde de sœur Aíbnat.
— Frère Midach affirme qu’il n’a vu que les deux filles, Ciar et Cera, et le petit blond, Tressach. Où sont passés les deux autres ?
Frère Rumann se mit lentement sur ses pieds, l’air très ennuyé, serrant convulsivement dans ses mains un haut roi et un roi de Muman.
— Vous êtes certaine qu’ils ne sont pas partis chez Molua ? demanda-t-il d’une voix où perçait l’incrédulité.
— Frère Midach ne les a jamais vus, répliqua Fidelma avec une patience exagérée.
— Où ont-ils bien pu se cacher ? Satanés enfants ! Ils devaient absolument se joindre aux autres. Maintenant, il va falloir organiser un second voyage.
— Quand les avez-vous rencontrés pour la dernière fois ?
— Je ne me souviens pas. Peut-être quand Salbach est arrivé ici. Je les ai aperçus alors qu’ils bavardaient avec sœur Necht dans leur chambre. L’ordre de l’abbé Brocc de les envoyer à l’orphelinat m’est parvenu peu de temps après.
— Connaissez-vous des endroits où ils auraient pu aller se réfugier ? demanda Fidelma qui se rappelait à quel point Cétach était terrorisé par Salbach.
Et s’ils avaient disparu en attendant que Salbach quitte l’abbaye ? Peut-être n’osaient-ils pas réapparaître, persuadés qu’il était toujours dans la place ?
— Ici, les cachettes sont innombrables, objecta Rumann. Mais ne vous inquiétez pas, ma sœur. Les vêpres vont bientôt sonner et la cloche du repas les fera sortir de leur trou.
Fidelma ne semblait pas convaincue.
— Déjà à midi, mon attente a été déçue. Si vous croisez sœur Eisten, dites-lui que j’aimerais la voir.
Frère Rumann acquiesça d’un air absent et se concentra à nouveau sur son brandubh.
De retour dans sa chambre, Fidelma, épuisée, s’allongea sur son lit. Elle regrettait amèrement de ne pas avoir précisé à Brocc de garder les enfants de Rae na Scríne à l’abbaye, le temps qu’elle comprenne de quoi il retournait. Il ne lui était pas venu à l’idée qu’il les ferait transférer aussi rapidement chez frère Molua.
À croire que chaque énigme résolue multipliait les mystères.
Les mains croisées derrière la tête, absorbée dans la contemplation du plafond, elle s’interrogeait sans relâche. Que signifiait la prière que lui avait adressée Cétach au pied de l’escalier qui menait chez l’abbé ? Pour quelles raisons ces enfants s’étaient-ils évanouis dans la nature ? Pourquoi Salbach émettait-il des doutes sur les accusations qu’elle portait contre Intat ? Et si ces événements étaient liés à la mort de Dacán ?
Elle poussa une exclamation de dépit.
Jusqu’à présent, difficile de donner un sens à cette succession d’événements. Elle avait bien élaboré une ou deux théories, mais le vieux brehon Morann ne l’avait-il pas mise en garde contre les hypothèses dénuées de fondement ? « Pour faire du fromage, il faut d’abord traire les vaches », disait-il en agitant un doigt moqueur. Mais, en l’occurrence, le temps qui s’écoulait, inexorable, jouait contre elle.
Elle se demanda ce que ressentait Colgú maintenant qu’il avait été couronné roi de Muman. La situation difficile qu’il devait affronter redoublait ses angoisses.
Avec cette guerre qui menaçait le royaume, le temps du deuil pour Cathal mac Cathail serait bref. Accablée par ses responsabilités, elle regretta une fois de plus l’intelligence et la présence réconfortante d’Eadulf de Seaxmund’s Ham, puis sentit une vague de culpabilité l’envahir sans qu’elle en saisisse bien la portée.
Soudain, une porte claqua et elle se redressa. Maintenant, quelqu’un courait dans le hall du rez-de-chaussée et grimpait les escaliers quatre à quatre. Des pas aussi précipités n’auguraient rien de bon. Elle sauta de son lit, ouvrit sa porte et se retrouva nez à nez avec Cass qui se tenait sur le seuil, pantelant et le visage altéré.
Il s’avança jusqu’au milieu de la pièce et se retourna vers elle, les bras ballants.
— Sœur Fidelma !
Il s’interrompit pour reprendre sa respiration tandis qu’elle le fixait, interdite, se demandant ce qui avait bien pu bouleverser à ce point le jeune guerrier. Elle déduisit à son essoufflement qu’il avait parcouru une certaine distance. Un homme comme lui, en parfaite forme physique, ne suffoquait pas aisément.
— Eh bien, Cass ? demanda-t-elle sur un ton apaisant. Que se passe-t-il ?
— On a retrouvé sœur Eisten.
Elle lut dans ses yeux ce qu’il avait tant de peine à lui dire.
— Elle est morte ? demanda-t-elle d’une voix douce.
— Oui, confirma Cass, accablé.